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Marie-Jean SAURET, Présence et corps...

« Dans tous les cas, il est sûr que la présence du psychanalyste doit mobiliser autre chose et plus que celle du corps des protagonistes »[1].


Ce titre-argument a pour objectif de sortir de l’opposition tranchée entre deux propositions contradictoires relatives à la pratique analytique par ces temps de pandémie : a) il est toujours possible d’user des techniques numériques pour pallier l’impossibilité de recevoir ses analysants ; b) il n’y a jamais de psychanalyse sans rencontre effective. Chacun se souvient de Freud avançant que « « Nul ne peut être détruit in effigie ou in absentia »[2], fondant le dispositif de la cure sur le transfert.Les mêmes se rappellent des références de Lacan à « l’habeas corpus » qu’il commente ainsi : « Tu as ton corps, celui-là t'appartient, il n'y a que toi qui peut en disposer pour le faire passer à la friture »[3]. Il est probable que tous en aient oublié ce qu’il énonce dans sa seconde conférence sur Joyce le sinthome, à l’appui de son refus d’accorder aux historiens qu’il se passe quelque chose dans l’histoire qu’ils fabriquent : « Il a raison, l’histoire n’étant rien de plus qu’une fuite, dont ne se racontent que des exodes. Par son exil, il sanctionne le sérieux de son jugement. Ne participent à l’histoire que les déportés : puisque l’homme a un corps, c’est par le corps qu’on l’a. Envers de l’habeas corpus »[4]. Est-ce à dire que nous voudrions « avoir » nos analysants ? L’équivoque doit nous rendre prudent.

Notre position de principe devrait être de ne pas régler les questions relatives à la direction de la cure en nous référant à… des principes. Sans doute en reparlerons-nous, mais il convient de faire ce qu’il faut pour qu’il y ait de l’analyse : ce n’est pas que nous devrions être à toute force inventifs, c’est qu’il n’y a de cure qu’à ce que l’analyse se réinvente à chaque fois du fait de la singularité de l’analysant : c’est la logique du Discours Analytique qui pousse à cette refondation.


1 – La naissance du dispositif analytique

La première fois que Freud a allongé ses patients, il n’avait pas une intuition particulière du coup de pouce que cela amenait à la cure : dans Ma vie et la psychanalyse (il le répètera ailleurs), il indique qu’il a hérité cette habitude de la pratique de l’hypnose car elle permet de voir sans être vu[5]. Dans « Le début du traitement » il y ajoute un motif personnel qu’il suppose valables pour d’autres : « je ne supporte pas que l’on me regarde pendant huit heures par jour (ou davantage) ». Il précise qu’il ne veut pas, se laissant aller à ses pensées inconscientes, que son expression suggestionne son patient. J’ai eu la même réaction devant les dispositifs vidéo qui de manière générale focalisent sur le visage et l’offrent aux scrutations d’un vis-à-vis. Parmi les personnes qui viennent me voir, il en est une, entre autres, avec laquelle nous avons adopté Skype bien avant la pandémie. Elle est sourde. J’ouvre la séance avec la caméra puis je la coupe pour la rallumer en fin de séance. Pour intervenir je recours au système d’alerte et de message écrit. Surtout, cette personne revient épisodiquement au cabinet où nous nous asseyons parallèlement. Elle se tourne vers moi quand j’interviens, mais l’attention exigée d’elle par le déchiffrement de mes propos la détourne de la fixation sur le visage. Le travail se poursuit.

Ainsi, les témoignages des uns et des autres m’ont paru valoir au cas par cas des analysants. Dans mon expérience encore, ceux qui étaient sous transfert et comme l’on dit, « avancés » dans leur analyse, se sont le plus souvent adaptés aux séances à distance. « Le plus souvent », mais pas tous : tel, dont je ne doute pas du travail analytique, a refusé de se prêter à l’enrichissement des GAFA (il est chercheur en informatique) et trouve qu’il y a un certain mépris de la parole à consentir à ses systèmes qui pillent tout ce qui circule dans les réseaux en dépit de la confidentialité affichée, et même s’il sait que, au bout du compte, ce qui est amené en analyse vaut « sicut palea », « comme du fumier » ainsi que Thomas d’Aquin le disait de sa somme théologique dont il constatait qu’elle ratait au bout du compte le réel de Dieu. Cet analysant sait déjà qu’il n’y a rien du réel du sujet qui soit retenu par les propos abandonnés chez son analyste. Les autres analysants, ceux-là même avec lesquels l’analyse s’est poursuivie sans difficulté particulière due au médium, ont pratiquement tous commencé la séance de retour au divan, par les mêmes mots alors qu’ils avaient les yeux tournés vers le plafond : « Cela fait du bien de vous revoir ! ». Et pour tout dire, c’est cette remarque qui m’a suggéré le titre de cette soirée : quelle présence ce regard retrouve-t-il ?


2- La vérité de l’analysant

Pour le saisir, vous me pardonnerez de radoter. La psychanalyse reçoit des sujets au moins potentiels. Le sujet est un parlant. Il consent au langage. Celui-ci est pouvoir de symbolisation. Il se décompose en éléments derniers, les signifiants, les mots pour aller vite – qui ne contribuent au sens qu’articulés. Or, ils ne se mettent pas en relation tout seul : il y faut l’acte de parole, nécessairement singulier, au un par un. Cette singularité se précise avec le fait que la première question que pose l’accès au langage porte sur ce qu’est réellement celui qui parle – en l’occurrence pour souffrir de ceci ou de cela : et il est obligé de vérifier que le langage ne fournit à cette question qu’une réponse « verbale », elle lui procure un être de mots, une identité, un moi, une représentation, en lieu et place du réel de l’être attendu. Nous avons appris avec Lacan à écrire a ce qui du réel du sujet ne se laisse pas attraper par les moyens du langage. Lacan a inscrit cette structure que le sujet reçoit de la structure du langage dans un mathème : le signifiant représente le sujet ($ qui le porte vivant dans le réel) auprès d’un autre (S2) dont est attendu qu’il fournisse le savoir ou le sens raté par le premier, articulation qui produit précisément ce que l’on ne peut saisir ainsi : a.

Le sujet est donc supposé au signifiant maître, S1, qui est « le maître du jeu », au regard de « quelque chose d’Autre », S2 à l’occasion, où le réel du sujet fait trou dans le savoir : « Vous ne donnez pas de sens, avance Lacan. Vous n’en avez pas assez vous-mêmes pour ça. Mais vous lui donnez un corps, à ce signifiant qui vous représente, le signifiant maître »[6]. Il y a là une ambiguïté : il s’agirait de donner corps – on attend « au sens » absent. Lacan conclut autrement : « (…) vous lui donnez un corps, à ce signifiant qui vous représente, le signifiant maître »Mais de quel « vous » s’agit-il : l’analysant, l’analyste ? S’agit-il d’une proposition générique valable pour tout sujet ? Ou Lacan évoque-t-il la possibilité qu’un seul signifiant maître vaille pour plusieurs corps (ainsi que dans la foule freudienne) ?

La psychanalyse appelle vérité le rapport du sujet à ce réel en fuite, à son être de jouissance qui échappe à la prise du savoir. La vérité ne peut se dire toute. Elle ne peut que se « mi-dire », se rater, où, si l’on préfère, se dire en mentant. L’expérience clinique du mensonge chez l’enfant, par exemple, montre que le clinicien s’égarerait à adopter une posture éducative, laquelle rabat la vérité sur la réalité, sur l’exactitude – et sans doute faut-il parfois le faire en situation éducative ou pédagogique. Mais du point de vue de la psychanalyse l’interrogation porte sur ce que l’enfant ne peut dire qu’en mentant.

Le sujet a un organisme qu’il squatte si je puis dire, mais dont il ne peut parler qu’à se doter d’une représentation, même s’il l’éprouve douloureusement parfois : en adoptant une image du corps, ce que nous appelons le corps, que pour cette raison Lacan range dans l’imaginaire. Ce qui a contraint Freud à trouver les concepts adéquats pour rendre compte du lien du sujet à son organisme perdu, en un sens au réel, au profit de l’imaginaire du corps. Ainsi le besoin doit désormais payer son tribut au langage, nous mangeons du signifiant : telle est la pulsion. Par ailleurs, l’instinct ne règle pas notre rapport aux objets que nous choisissons en fonction de notre désir voire de notre amour (au sens le plus courant du terme) : telle est la libido. On se souvient que Freud s’est aperçu que des représentations corporelles pouvaient être associées à des évènements traumatiques ou insupportables, et refoulés. Il a ainsi découvert la causalité psychique : le refoulement est cette lésion psychique invisible des paralysies hystériques que Charcot persistait à attribuer à l’organisme comme lésion fonctionnelle : « Ce n’est pas le bras qui est malade, commentait Freud, mais l’idée de bras » parce que contaminée par tel désir sexuel inavouable par exemple. Nous savons la thèse qu’en extraira Lacan : le symptôme (ici la paralysie du bras) est le retour de la vérité (le rapport du sujet au réel de son être, à son être de jouissance) par les failles du savoir (puisque le savoir ne saurait par définition saisir le réel).


3 – Du symptôme à l’invention de la psychanalyse

Le symptôme confronte le sujet qui en souffre à l’énigme de ce qu’il est. Nombre de névrosés se plaignent de leur attachement paradoxal à leurs symptôme, dont la répétition témoigne, au point que s’y lit une sorte de Cogito du névrosé : « Je souffre, donc je suis ». L’hystérique redouble ce symptôme d’un autre : intéresser l’autre à son symptôme, en quoi l’hystérie est un lien social. C’est pourquoi elle a participé à l’invention de la psychanalyse. On peut dire qu’elle a de la persévérance, car elle est repéré plus de 2000 ans avant JC dans certains papyrus égyptiens, puis pour faire court, par l’Eglise médiévale qui en fait une possédée et veut l’exorciser, puis par la justice qui y voit une sorcière à mettre au bûcher, puis par le psychiatre qui l’identifiera à une maladie de la simulation et de la suggestionnabilité, le pithiatisme de Babinski, et encore par le médecin qui tentera avec Charcot, j’y ai fait allusion, de la couler dans le modèle anatomo-pathologique de la maladie. Elle les a tous mis en échec : comme si elle s’était vouée à faire valoir ce qui châtre le savoir du maître, quel qu’il soit, en affichant l’énigme de la vérité inscrite sur son corps.

J’introduis une incise qui permet de saisir la surdétermination de la question qui nous occupe. Lacan voit l’inventeur du symptôme qualifié en l’occurrence de social non dans Freud mais Marx : le premier Marx a souligné l’impact du capitalisme sur l’individu qu’il réduit au prolétaire défini par la privation du soutien de tout discours dont il pourrait faire lien social. Néanmoins il reconnaît à Marx d’avoir rendu cette capacité de lien social au prolétaire en lui permettant d’avoir une « conscience de classe », en le faisant « savant » (sic) mais il lui reproche de l’avoir enrôlé comme Messie de la révolution. C’est aussi au maître Marx que l’hystérique a dit non en portant le symptôme social chez Freud.

Il faut attendre Freud pour saisir que l’hystérique met en action l’existence d’un trou dans le savoir qui requiert du sujet qu’il puisse s’expliquer avec ce trou, comme les hystériques l’ont tenté avec les diverses figures du savoir qui l’ont précédé. Freud va bien lui proposer de la délivrer de ses maux par l’hypnose et la suggestion. Mais elle lui intime l’ordre de se taire et de l’écouter – ce qu’elle a dû exiger de ceux qu’elle a rencontrés avant lui. Freud est le premier à obtempérer : c’est la première fois dans la clinique que l’enseignant est le patient. Elle lui enseigne la solution qu’elle invente, à la place de la névrose universelle obsessionnelle qu’est la religion, soit cette religion privée qu’est la névrose. Cette dernière est construite autour de l’opération castration qui permet de symboliser ce que le sujet perd du fait même de parler, et, ce, en prenant appui sur l’existence de deux anatomies interprétées en termes de différence, j’y reviendrai. Nous pouvons admettre que la visée de l’analyse est en un sens de faire en sorte qu’advienne le symptôme singulier là où était le symptôme social – mais à condition de préciser qu’il s’agit de permettre au sujet de retrouver sa place d’acteur au milieu de ceux avec lesquels il fait œuvre humaine.

Lacan théorisera cette rencontre avec Freud en mettant en évidence la fonction du Sujet supposé Savoir qui n’a rien à faire donc avec le savoir dont disposerait l’analyste – qui a pourtant à savoir ce qui permet de tenir le cadre et y préserver le trou susceptible d’accueillir le savoir analysant. Lacan consacre un chapitre de son Séminaire XIX …ou pire au « corps attrapé par le discours »[7]. Il attribue à Freud, sans doute à sa découverte du « corps parlant » de l’hystérique, d’avoir fait surgir que le support du discours est le corps – mais en nous avertissant aussitôt de ne pas comprendre trop vite : d’abord parce que « le » corps, ce n’est pas forcément « un » corps. Ainsi dans « la jouissance de corps à corps », difficile de dire lequel jouit. Tout ce qui arrive au corps est apporté à l’analyse par l’association libre de l’analysant. Le corps dont il s’agit en analyse est un corps d’abord parlé. Néanmoins, Lacan précise au même endroit : « Quand quelqu’un vient me voir dans mon cabinet pour la première fois, et que je scande notre entrée dans l’affaire de quelques entretiens préliminaires, ce qui est important, c’est la confrontation de corps. C’est justement parce que ça part de cette confrontation de corps [je souligne ce qui suit :] qu’il n’en sera plus question à partir du moment où l’on entre dans le discours analytique. Mais il reste qu’au niveau où fonctionne le discours qui n’est pas le discours analytique (je souligne encore), la question se pose de comment ce discours a réussi à attraper le corps » (p. 228). Je n’insiste pas sur une pratique de l’habeas corpus, pratique dont des analysantes qui en ont été ravagées sont venue me parler : elle consiste à avoir des relations sexuelles au motif de mettre du réel dans l’analyse. Si en plus l’analysant paye pour cela, cela mérite un autre nom que psychanalyse !

Qu’en est-il alors dans l’analyse ? « (…) s’il y a quelque chose qui existe qui s’appelle le discours analytique, c’est parce que l’analyste en corp [sic], avec toute l’ambiguïté motivée de ce terme, installe l’objet a à la place du semblant ». Mais attention, a-t-il prévenu un peu avant : « l’analyste ne fait pas semblant, (…) il occupe la position du semblant. Il l'occupe légitimement parce que, par rapport (…) à la jouissance telle [que les analystes] ont à la saisir dans les propos de celui qu'au titre d'analysant, ils cautionnent dans son énonciation de sujet, il n'y a pas d'autre situation tenable. / Qu'il n'y a que de là que s'aperçoit jusqu'où (…) la jouissance de cette énonciation autorisée peut se mener sans dégâts trop notoires »[8]. Autrement dit, le semblant, dont l’analyste occupe la place, détache du corps concret. « Alors, interroge- encore Lacan, qu’est-ce qui nous lie à celui avec qui nous nous embarquons, franchie [je souligne] la première appréhension du corps ? (…) Qu’est-ce qui nous lie à celui qui s’embarque avec nous dans la position qu’on appelle celle du patient ? » (234-235).


4 – Du corps et de l’objet a

Pour saisir l’enjeu de la présence de quelqu’un en fonction d’analyste, il faut se reporter à la fin de la partie. L’analysant est en quête du réel de son être. Il épuise de séance en séance toutes les identifications auxquelles il a eu recours. L’interprétation psychanalytique procède per via di levare : elle défait les solutions dictées par le fantasme de l’analysant et déclinées au cours de sa vie. Elles sont toutes mensongères : c’est la raison fondamentale de la dérive identitaire. Cela se résout avec la découverte non seulement qu’il est lui-même l’obstacle à ce qu’aucun savoir ne le sache, sur quoi le transfert se « liquide », mais surtout avec la saisie du peu de réel auquel il a accès (qui donne chair à a, j’y reviendrai) et que le symptôme indexe. L’analysant tient sa preuve qu’il n’y a pas d’Autre pour guérir l’absence de réponse de l’Autre, ce que Lacan formule en pas d’Autre de l’Autre – susceptible de répondre : aucun Autre pour réparer la faille structurale du savoir. Il n’y a pas de garantie. Le dispositif de la passe est destiné à accueillir le témoignage de celui parvenu à ce point de son analyse qui « démontre » à son tour comment il a extrait ce qu’il va mettre en œuvre dans la cure d’un autre – et qui démontre du coup qu’il est averti de ce sans garantie. Tel est le sens de l’aphorisme de Lacan : « Le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même » nuancé par le « et de quelques autres » qui partagent cette découverte. C’est ce « sans garantie » qui requiert une éthique : que fait-on quand il n’y a pas de réponse ni de savoir pour dicter la conduite (par exemple en matière de ce que doit être le dispositif de cure par temps de pandémie avec tel ou tel) ? A cet endroit l’éthique ne supporte aucun principe ou énoncé qui n’échapperait pas au mensonge structural. L’éthique relève d’un acte qui préserve ce réel et qui le vise sans garantie.

L’identification au symptôme consiste dans le moment résolutoire où l’analysant consent à ce que seul le symptôme sache. S’il fait le pari fou de prendre à son tour la place d’analyste alors qu’il sait à quel rebut il a abandonné le sien, il ne sera pas tenté d’apporter du sens à tour de bras : il est guéri de toute tentative d’interprétation per via di porre (par le moyen d’un apport de sa touche). Il est averti que le sens, qui parie toujours sur un autre sachant, nourrit le symptôme au lieu de le réduire à ce qu’il a d’irréductible.

A dire vrai, le psychanalyste n’existe donc pas mais sa fonction : heureux si nous pouvons affirmer qu’il y a eu « du » psychanalyste. Celui qui occupe cette fonction se sert de ce qu’il a appris – de la sorte d’objet à quoi il s’est réduit – pour faire semblant de l’objet après lequel court l’analysant. En un sens, la présence de son corps sert ce semblant : et sa soustraction au regard fait surgir le regard comme l’un de ses éléments aux limites de l’organisme qui se prêtent à incarner l’objet a (ce qui est impossible avec un analyste virtuel ou un robot, sauf à ce que l’analysant se méprenne et soit pris dans un transfert dont l’objet n’est pas extrayable faute d’acte possible. Nous pouvons saisir ce qu’est le regard comme objet en nous regardant dans un miroir : nous voyons le reflet de nos yeux, mais pas du regard ; par ce reflet nous ne nous voyons pas. Peut-être enfant avez-vous tenté de saisir votre impossible reflet en train de regarder vos pieds tandis que vous vous regardiez de face. Le regard n’est pas spécularisable : il échappe à la représentation imaginaire, ici par l’image du corps, il demeure au réel. C’est par là qu’il va être éventuellement investi comme le peu de réel à quoi le sujet a accès. Je nuance avec cet adverbe « éventuellement », car d’autres objets sont candidats à cette fonction).

Par exemple quand vous parlez, la voix chute à la fin de chaque phrase s’offrant comme support à la réitération de l’opération castration, tandis que ne reste que les mots, la signification. C’est sans doute la vérité de « verba volent, scripta manent » (que Lacan renverse quand il souligne le poids du signifiant). Si le regard et la voix sont corrélés au désir à et de l’Autre, il faudrait examiner le destin des objets liés à la demande : le sein et les faeces : ceci pour poser à nouveau la question qui nous réunit. N’y aurait-il que la présence du corps soustrait au regard pour supporter le semblant ? Cette soustraction est sans doute un élément facilitateur, le plus facilitateur, mais d’une part il y a des personnes que nous ne pouvons pas allonger, et d’autres que nous allongeons sans qu’elles ne tombent dans le discours analytique. Et les aveugles seraient-ils inanalysables (je reviendrai sur ce point dans la discussion) ?


5 – Du corps et du réel de la différence des sexes

Il nous faut serrer d’un peu plus près cette logique. Pourquoi l’hystérique est-elle plutôt anatomiquement femelle ? Pourquoi est-ce l’hystérique au féminin qui a inventé la psychanalyse ? Après tout c’est au moins apparemment encore une question de corps – d’anatomie. Rappelons la « décoïncidence », le discord, des mots et des choses : les mots ne sont pas la conséquence des choses (nomina non consequentia rerum). Femme et homme sont des signifiants : leur duplicité est une interprétation de l’existence de deux anatomies, respectivement mâle et femelle. Ces signifiants s’articulent, copulent si l’on veut : la sexualité humaine, c’est cela, elle se déroule au niveau du discours. A ce niveau il y a rapport sexuel. Il existe un seul signifiant pour signifier la différence des sexes, je vais y revenir, c’est le phallus.

A dire vrai, que l’on se range côté femme ou côté homme, c’est un choix qui repose nécessairement sur cette perte que Freud a théorisée comme castration. Au niveau de l’organisme, au niveau du réel, lequel n’a en tant que tel aucun sens, il n’y a pas de rapport sexuel qui puisse s’écrire. Telle est la façon dont le réel se fait entendre dans le discours : par la rencontre d’un impossible. L’impossible fondamental est là : il est impossible d’écrire le rapport sexuel.

Il est possible de se ranger côté femme ou côté homme dans le langage indépendamment de sa propre anatomie. Femme et homme désignent comme signifiants, certes chacune des deux formes anatomiques : dans le même temps surgit leur interprétation comme signifiant. Le signifiant de la différence est le phallus, lequel, comme tout signifiant, rate et renvoie au réel ce qui est à signifier, et ce d’autant « mieux » qu’il n’a aucun S2 avec lequel s’apparier. En tant que signifiant, femme et homme n’assignent personne à résidence, mais ils sont offerts par l’Autre (qui certes cherche à faire coïncider l’anatomie et le signifiant) à l’identification du sujet. Se range côté homme le sujet en tant que parlant, en tant qu’il fait confiance au langage pour rejoindre ce réel qu’il poursuit métonymiquement et dont il est divisé et qui demeure comme une promesse de jouissance que le phallus signifie : jouissance phallique. Se ranger côté homme est donc le lot de tout sujet en tant qu’il parle et que les lois du langage sont les mêmes pour tous. Se range côté femme le sujet qui consent aussi à incarner pour son partenaire – quel qu’il soit – ce que le sujet – quel qu’il soit – perd précisément à parler ; celui-là choisit de s’offrir côté objet qui ne s’attrape pas par les moyens du langage, mais qui attend de son partenaire qu’il l’identifie comme telle, qu’il en fasse la cause de son désir, et qu’elle puisse l’aimer pour cela. C’est par là d’ailleurs qu’une femme est éventuellement le symptôme d’un homme : en tant qu’elle représente pour lui la vérité de ce qu’il rate de son être réel. Mais c’est aussi parce qu’il l’idéalise comme telle que le même homme est un ravage pour elle qu’il prétend saisir « toute ».

Le phallus comme signifiant de la différence renvoie au réel ce qui constitue ladite différence et que comme tel il ne peut que représenter. Et ce réel – c’est le lot du réel – demande à être signifié, il insiste. Le phallus est ainsi le signifiant prédisposé à signifier tous les effets de signifiés, ce que j’entends comme tout ce que le signifiant échoue à saisir, renvoie au réel qui insiste au point de faire trébucher la langue dans le lapsus, l’oubli, l’acte manqué, etc.

Ce partage des positions sexuées permet de saisir que la division femme/homme affecte tout sujet, divisé entre ce qu’il est comme parlant et ce qu’il est comme objet, même s’il a le loisir de s’en défendre. C’est aussi pour cette partition que c’est comme homme que le sujet désire, et comme femme qu’il aime. De ce point de vue le mâle est le sexe faible puisque le pénis lui fait croire qu’il pourrait disposer du phallus, alors qu’à la vérité s’il n’est pas sans l’avoir, celui-ci n’anime son sexe qu’à la condition, ici, d’une femme (d’un autre) qui cause son désir : autant dire qu’avec cette condition hors de lui, elle ou cet autre révèle sa castration. Elle, qui anime le désir de l’autre, n’est pas sans l’être, ce phallus. En tant qu’elle incarne ce qui ne se laisse pas attraper par le signifiant, elle n’est pas toute soumise à la loi phallique. C’est ce qui lui permet de poser la question de l’existence d’une jouissance qui ne serait pas phallique, conséquence logique de l’impossibilité du rapport sexuel. C’est à mon sens la proximité de l’hystérique avec un sujet qui a fait le choix de se ranger côté femme, même si c’est pour faire l’homme supposé savoir la femme, qu’elle, l’hystérique, était prédisposé à l’invention de la psychanalyse dont la logique repose sur cet impossible.

Ce développement repose sur les leçons de la cure : soit l’usage par le sujet du langage comme moyen de répondre aux questions existentielles qu’il se pose. Cela interroge par un autre bout le recours aux medias numériques. Ceux-ci reposent en effet sur un moyen de tout écrire. Mais tout ce qui s’écrit désormais en langage binaire et s’offre au calcul des algorithmes laisse de côté ce qui relève de l’existentiel si l’on n’y prend garde. Nombreux sont les analysants qui remarquent que cet usage du numérique transforme les échanges en communication d’informations. Et de fait j’ai pu constater chez certains le fait que les séances se convertissent en compte-rendu d’activités quotidiennes. Il y a d’ailleurs une dérive collective qui n’est pas sans effet comique quand des reportages télévisuels ou radiophoniques nous proposent de « vivre en direct », comme téléspectateur ou auditeur, la réouverture des terrasses de bar plutôt que d’aller boire un coup !

De ce point de vue une comparaison de Freud, dont je souligne quelques traits, ne manque pas de sel : « En résumé, l’inconscient de l’analyste doit se comporter à l’égard de l’inconscient émergeant du malade comme le récepteur téléphonique à l’égard du volet d’appel. De même que le récepteur retransforme en ondes sonores les vibrations téléphoniques qui émanent des ondes sonores, de même l’inconscient du médecin parvient, à l’aide des dérivés de l’inconscient du malade qui parviennent jusqu’à lui, à reconstituer cet inconscient dont émanent les associations fournies » « Toutefois, enchaîne-t-il, pourvu que le médecin soit capable de se servir ainsi de son propre inconscient comme d’un instrument, il lui faut se soumettre dans une large mesure, à une certaine condition psychologique ». Grosso modo, cette condition, irréductible à la machinerie téléphonique, exige qu’il ait été analysé – ce que nous lui accordons, mais précise-t-il jusqu’à ne laisser aucun « punctum caecum »[9]. Nous savons que Lacan nous oblige a contrario à admettre un « point aveugle » irréductible – qui implique que l’analyse s’achève sur un « je ne veux pas savoir » de ce savoir qui n’existe pas, sauf à jouer les bouche-trous. Il faut savoir inachever son analyse, comme le dit Pierre Bruno – à condition d’avoir rencontré la raison de l’incomplétude de l’Autre.


6 – Conclure : du corps et du racisme

Nous n’en aurons pas alors fini avec le corps – même si je conclue avec ce rappel –, à en croire ce sur quoi Lacan achève son séminaire …ou pire, et dont nous vérifions la justesse, hélas, tous les jours : « Puisqu’il faut bien tout de même ne pas vous peindre uniquement l’avenir en rose, sachez que ce qui monte, qu’on n’a pas encore vu jusqu’à ses dernières conséquences, et qui, lui, s’enracine dans le corps, dans la fraternité du corps, c’est le racisme »(236). A dire vrai, Lacan l’annonçait dès sa mention de l’habeas corpus : « Nous sommes là à un niveau où se touche ce que le a peut avoir de ce rapport qui est masqué par tout cet espoir fumeux dans ce que seront nos vies au-delà, et nous laissons complètement de côté ce qu'il peut être comme question de la jouissance qui est derrière, cet ensemble vide, ce champ nettoyé de l'Autre, voilà les questions qui assurément permettent de donner dans ce que j'appelais (…) notre civilisation générale, la valeur d'un mot d'ordre comme celui dit de l'habeas corpus ». Méfions-nous de la fraternité du corps…

Il n’est pas vain alors de rappeler que si le psychanalyste fait semblant de l’objet déchet c’est pour empêcher quiconque d’avoir à l’incarner comme rebut de l’humanité. Et l’expérience de la cure n’est pas sans permettre à tout sujet, quelle que soit son anatomie et sa position sexuée, d’aller faire un tour côté féminin, du côté de l’altérité incarnée, mais cette fois fondatrice du lien social…

Vous le voyez, je ne cherche pas à fournir une théorie qui permette de se ranger ici ou là (en usager ou non usager des média pour une cure), mais d’interroger s’il y a de l’analyse ou non, du psychanalyste ou non, du semblant ou non. Et en même temps il s’agit de prendre acte, au un par un de ce que nous avons dû tordre pour que la cure fonctionne dans le monde immonde qui est le nôtre…

Toulouse/Montpellier

Mai 2021

Marie-Jean Sauret

[1] Intervention présentée au séminaire du 18 mai 2021 organisée par l’association @psychanalyse autour d’un débat amorcé entre Jacques Cabassut, Guillaume Némer et Joseph Rouzel, vraisemblablement d’autres, et que les éditions Le Retrait ont accueilli (cf. Joseph Rouzel, Ailleurs, préface de Jacques Cabassut, « Pratique de la psychanalyse », Orange, éditions le Retrait½, 2019 ; Joseph Rouzel, Corona psychanalyse. Petit manuel de survie, Orange, éditions le Retrait½, 2020). Merci à eux de cette invitation, à Joseph Rouzel mettre le texte à disposition sur le site de Psychasoc. Bénéficiant de la discussion sur le même thème animée par Luz Zapata sur son Journal clinique, je la remercie de l’y accueillir également (https://journalclinique.fr).. [2] Sigmund Freud, Freud « La dynamique du transfert » (1912) in La technique psychanalytique, Paris, P.U.F., 1975, p. 60. [3] Jacques Lacan, Le Séminaire Livre XVI : D’un Autre à l’autre (1968-1969), leçon du 11 juin 1969, document de travail de l’ALI. [4] Jacques Lacan, « Joyce le symptôme (II) », 5e Symposium international James Joyce, 16 Juin 1975, Édition CNRS, 1979. [5] Sigmund Freud, La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1953, traduction de Anne Berman, pp 1-22 ; Idem dans Ma vie et la psychanalyse suivi de Psychanalyse et médecine, 1925, traduit par Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, 10950, p. 21. [6] - Jacques Lacan, « De l’incompréhension et autres thèmes », in Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 105. [7] - Jacques Lacan, Le Séminaire XIX : …ou pire (1971-1972), Paris, Paris, Seuil, p. 221 et suivantes. Je laisse les renvois aux pages dans le texte. [8] - Leçon du 10 mai 1972, document de travail de l’ALI (p. 172 au Seuil). [9] - Sigmund Freud, « Conseils aux médecins sur le traitement analytique » (1912), La technique psychanalytique, Paris, P.U.F., 1975, p. 66-67.

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